L'évaluation des start-up : quand le pragmatisme prend le pas sur la technique
Dans un environnement qui a vu s’envoler depuis quelques années le nombre de créations de jeunes entreprises innovantes, communément appelées « startup » ou « jeunes pousses », les besoins en matière d’évaluation financière de ces sociétés ont considérablement augmenté.
L’intérêt porté à l’évaluation de ces sociétés par les principaux organismes internationaux traitant de l’évaluation d’entreprises confirme l’importance de ce sujet. Il convient en effet de relever que les recommandations en matière d’évaluation d’investissements dits d’amorçage ou de démarrage (« early stage ») constituent l’une des évolutions majeures des lignes directrices d’évaluation publiées par l’International Private Equity and Venture Capital (IPEV) en décembre 2018. Alors que le « prix de l’investissement récent » constituait jusqu’alors la référence à privilégier pour apprécier la juste valeur d’un investissement d’amorçage[1], la dernière version du guide de l’IPEV préconise le recours à des techniques d’évaluation basées sur les flux financiers fondés sur des données de marché pour appréhender la juste valeur des investissements. Autrement dit, l’IPEV recommande la réalisation d’un véritable exercice d’évaluation à chaque clôture et ce dès la date d’acquisition de l’investissement.
L’International Valuation Standards Council (IVSC), organisme international qui a pour principal objectif de traiter de la question des standards internationaux d’évaluation, avait quant à elle identifié le sujet de l’évaluation des jeunes pousses « Early Stage Valuation » comme étant l’un des thèmes majeurs à examiner dans le cadre d’ajouts au référentiel[2].
Or, l’évaluation des titres d’une société dont le modèle économique n’est pas éprouvé, est un exercice particulièrement complexe. Ces sociétés sont en effet caractérisées par l’absence de données historiques et de profitabilité à court terme, la dépendance a des fonds privés, de fortes perspectives de croissance en cas de succès mais un risque élevé de mortalité.
Ces spécificités rendent les méthodes d’évaluation usuelles telles que les approches analogiques (sociétés cotées comparables et transactions comparables) ou l’actualisation des flux futurs de trésorerie peu pertinentes voire inopérantes. Les professionnels de l’évaluation et les investisseurs ont dès lors cherché à adapter ces méthodes de manière pragmatique et à développer de nouvelles approches. Toutefois, l’incertitude pesant sur le futur de ces jeunes entreprises est telle que les adaptations retenues par les professionnels de la finance restent aujourd’hui très diversifiées.
La présente étude ne se veut pas exhaustive et n’a pas pour objet de rentrer dans le détail des méthodes d’évaluation. Elle vise uniquement à présenter de manière sommaire les principales adaptations et approches rencontrées.
Approches analogiques
Les méthodes analogiques reposent sur l’application de multiples observés sur d’autres sociétés cotées du même secteur d’activité (ou observés lors de transactions portant sur des sociétés comparables) aux agrégats de la société à évaluer jugés pertinents.
En dépit de l’apparente simplicité de ces méthodes, leur utilisation pour évaluer des startup est bien souvent délicate. En effet, la mise en œuvre des méthodes analogiques est conditionnée par l’existence de sociétés cotées ou de transactions comparables. Or, la probabilité d’identifier des sociétés cotées présentant suffisamment de similitudes avec une startup, développant dans certains cas des innovations de rupture, est peu probable. S’agissant des transactions, la complexité des modalités financières (émission d’actions de préférence, pacte d’actionnaires) encadrant les investissements accroissent les difficultés liées à l’utilisation des multiples implicites, en supposant que ceux-ci soient déterminables sur la base des informations publiques. Enfin, il convient de rappeler que ces sociétés sont bien souvent déficitaires, ce qui rend inutilisable les agrégats représentatifs de la profitabilité (EBIT, EBITDA …).
Les professionnels du capital risque ont dès lors adapté cette approche de manière relativement pragmatique. Leur méthode, dite « venture capital approach », consiste à estimer la valeur des fonds propres de la société évaluée à la date envisagée de la sortie des fonds (souvent comprise entre 4 et 7 ans). Cette valeur est ensuite actualisée à un taux d’autant plus élevé que l’entreprise est à un stade précoce de son développement. Le taux d’actualisation généralement utilisé est le taux de retour attendu par les fonds. Les statistiques fiables sont difficiles à trouver. Toutefois, certaines études permettent d’approcher ces taux qui peuvent atteindre 60 % voire 70 % pour une société en création contre 20 % pour une société destinée à être introduite en bourse. Il convient de souligner que la valeur obtenue est une valeur post-money, c’est-à-dire qu’elle inclut le montant de l’investissement requis qu’il conviendra de prendre en considération dans l’évaluation.
L’actualisation des flux futurs de trésorerie
Cette méthode consiste à déterminer la valeur intrinsèque d’une entreprise par l’actualisation des flux financiers issus de son plan d’affaires à un taux qui reflète l’exigence de rentabilité du marché vis-à-vis de l’entreprise et en tenant compte d’une valeur de sortie à l’horizon de ce plan.
D’un point de vue théorique, la méthode de l’actualisation des flux futurs de trésorerie (ou Discounted Cash-Flow – « DCF ») peut être mise en œuvre dès lors qu’il existe un plan d’affaires. En pratique, elle n’est pourtant que rarement utilisée par les investisseurs. Cette méthode se heurte en effet à un certain nombre de difficultés directement liées aux spécificités des startup (plans d’affaires par construction optimistes, risque élevé d’échecs, forte illiquidité des titres...). En particulier, l’estimation du taux d’actualisation, particulièrement complexe, est source de nombreux débats.
Bien que les références et approches permettant de déterminer un taux d’actualisation sont en théorie multiple, il existe aujourd’hui une forme de consensus sur l’approche à retenir pour estimer le taux d’actualisation d’une société. Il est usuellement basé sur un coût des fonds propres estimé par l’application du Modèle d’Evaluation des Actifs Financiers (« MEDAF »)). Toutefois, cette approche repose sur la disponibilité de prix de marché qui permettent d’estimer les différents paramètres, dont le beta qui mesure la corrélation entre le rendement du secteur ou de l’entreprise et le rendement moyen du marché action. S’agissant des startup, l’absence de comparables cotés rend difficile l’obtention de beta stables[3]. A cette difficulté s’ajoute la diversification limitée pour les actionnaires d’une startup qui est pourtant la base de la théorie du risque sur des marchés à l’équilibre.
En conséquence, certains professionnels de la finance choisissent d’additionner une prime forfaitaire au coût des fonds propres (ou coût moyen pondéré des fonds propres) pour prendre en compte le risque particulier embarqué dans les flux de trésorerie futurs. D’autres préfèrent se départir du MEDAF et retenir par exemple le taux de rendement exigé par les fonds d’amorçage afin de limiter la subjectivité inhérente à toute prime forfaitaire. Cela suppose toutefois l’accès à de telles références.
Enfin, face aux difficultés relatives à l’estimation d’un taux d’actualisation approprié, de nombreux praticiens préfèrent prendre en compte le risque directement dans les flux de trésorerie. En pratique, ils élaborent plusieurs scenarios (dont un scénario d’échec), les flux de trésorerie attendus pour chacun des scénarios étant ensuite pondérés par leur probabilité d’occurrence. Les flux de trésorerie attendus probabilisés peuvent ultérieurement être actualisés à un taux basé sur les techniques traditionnelles telles que le modèle d’évaluation des actifs financiers (MEDAF, ou Capital Asset Pricing Model ou CAPM).
Les approches spécifiques
Force est de constater que dans certains cas complexes, les adaptations décrites ci-dessus sont insuffisantes pour approcher la valeur de ces jeunes sociétés. Dans certains cas, le recours à des modèles statistiques ou optionnels peut se relever d’une grande utilité. Parmi ces modèles, celui de Monte Carlo est probablement l’un des plus utilisés. Le Modèle de Monte Carlo est une technique visant à réaliser, à l’aide d’un langage informatique, un grand nombre de simulations aléatoires indépendantes (souvent plus de 100 000). Chacune de ces simulations correspond à un scénario conduisant à une valeur. La valorisation finale est ensuite obtenue en calculant la moyenne des résultats de ces différents scénarios. Les simulations étant réalisées en univers risque neutre, les flux sont ensuite actualisés au taux sans risque.
Place au pragmatisme
Enfin, lorsque le niveau d’incertitude est telle que, même les approches les plus sophistiquées ne permettent pas d’approcher la valeur de la société de manière rationnelle (cas pour des startups à un stade très précoce), c’est bien souvent le montant de l’investissement qui forme la valeur et non l’inverse. Sans que ce chiffre ne soit intangible, on observe que de manière assez conventionnelle, la part des fonds de capital risque en rémunération de l’investissement souhaité s’établit autour du tiers. Compte tenu du niveau élevé d’incertitude pour ces très jeunes sociétés, les négociations portent davantage sur les clauses contractuelles qui vont lier les actionnaires que sur la valeur fondamentale de la société.
Quelle que soit l’approche retenue, le niveau d’incertitude et la part de subjectivité dans le choix des paramètres utilisés pour mettre en œuvre les méthodes d’évaluation restent extrêmement importants. En conséquence, l’évaluateur se doit d’être particulièrement transparent dans les choix des hypothèses retenues, l’objectif de telles évaluations étant moins d’estimer la valeur fondamentale de la startup étudiée que d’objectiver des raisonnements et de fournir des éléments de valeurs permettant d’apprécier un prix.
[1] Lignes directrices d’évaluation – IPEV 2015
[2] Agenda Consultation Invitation to Comment (2017)
[3] Il convient de noter que certains auteurs proposent d’ajuster directement les paramètres du Medaf (sur ce point nous renvoyons aux développements du professeurs A. Damodaran).